L’amour est visionnaire…

L’amour est visionnaire. Il voit la divine perfection de l’être aimé au-delà des apparences auxquelles le regard des autres s’arrête.

Oui, d’accord, mais comment ne pas sentir le vent de l’abîme dans la nature transitive du verbe aimer? Celui qui aime… ? Celle qui aime… ? Comment ne pas sentir le vide qui bâille au bout de la phrase? Qui aime qui? Qui aime quoi? L’autre n’est-il pas le produit fiévreux, sublime et généreux de ton imaginaire, de cette faim d’aimer qui t’a fait jaillir au monde comme un jeune loup de sa tanière? Faim de nourriture, faim de lumière, faim de mouvement, faim d’extase, faim d’herbes et de ronces et de délices folles? Qui t’assure que cet être aimé restera celui que tu as cru apercevoir? Quel visage te révélera-t-il dans une heure, un mois, un an, sept ans? Le reconnaîtras-tu seulement à l’improviste dans la rue sous un autre manteau, un autre chapeau?

Cet être que tu as sécrété, élaboré secrètement en toi comme l’araignée son fil avec tant de douceur et d’obstination, résistera-t-il au roulis des jours? Et si, en levant les yeux demain sur lui, sur elle, tu n’allais plus rien déceler de ce qui hier lui ressemblait encore?

Et si la voix allait te manquer pour le dire et que tu te trouvais alors lié à un étranger?

Et si tu rencontrais le même effroi qu’autrefois, enfant, lorsqu’à l’instant d’ouvrir les yeux, t’assaillait la peur de ne plus retrouver -après ton équipée nocturne-, parmi tous les corps endormis et épars, celui qui était encore hier le tien?

Cauchemar. Une autre ville, une autre maison, un autre lit auprès d’une femme que tu ne reconnais plus pour la tienne, d’un homme qui n’est plus le tien… Et tous les bureaux de réclamation sont fermés, définitivement fermés. Et voilà que le cauchemar s’est fait vie -et qu’il te faut désormais vivre à côté de l’amour-, une existence à jamais asymptotique.
Cauchemar.

Coupez!

(…)

La vraie aventure de vie, le défi clair et haut n’est pas de fuir l’engagement mais de l’oser. Libre n’est pas celui qui refuse de s’engager. Libre est sans doute celui qui ayant regardé en face la nature de l’amour – ses abîmes, ses passages à vide et ses jubilations – sans illusions, se met en marche, décidé à en vivre coûte que coûte l’odyssée, à n’en refuser ni les naufrages ni le sacre, prêt à perdre plus qu’il ne croyait posséder et prêt à gagner pour finir ce qui n’est coté à aucune bourse : la promesse tenue, l’engagement honoré dans la traverse sans feintes d’une vie d’homme.

Christiane Singer, Éloge du mariage, de l’engagement et autres folies