Tout noter… ou juste goûter à l’instant ?

Nous avons ce réflexe, presque instinctif, de vouloir garder une trace. Conserver une photo, prendre des notes, enregistrer un moment précieux pour qu’il ne s’efface pas. Comme si l’instant risquait de disparaître s’il n’était pas figé quelque part.

Nous voulons retenir, nous approprier, garder en mémoire ce qui nous touche, ce qui nous traverse. Comme si nous pouvions empêcher le sable de couler entre nos doigts.

Mais à force de vouloir capturer, ne risquons-nous pas de passer à côté de ce qui est là dans notre chair, dans notre souffle, dans notre présence sensible ?

« Ce que l’on aime, il faut savoir le perdre pour qu’il nous soit rendu autrement. »
– Christiane Singer

Le paradoxe du téléphone omniprésent

Le téléphone est devenu notre mémoire externe. Dès qu’un moment nous touche, nous le capturons en photo, en vidéo, en note vocale. Tout devient instantanément stocké.

Mais avons-nous vraiment vécu ce moment ou avons-nous simplement pris son empreinte numérique ?

Nous photographions un coucher de soleil sans prendre le temps de sentir sa lumière sur notre peau, d’entendre le silence qui l’accompagne, de respirer l’instant dans sa totalité.

Nous filmons un concert plutôt que de ressentir la vibration de la musique dans notre poitrine.

Nous sommes obsédé-e-s par la trace, au point de ne plus être là.

À l’inverse, la photographie d’art n’a pas cette visée de conservation compulsive. Elle est une contemplation, un regard qui s’offre à l’instant, une manière d’habiter pleinement ce que l’on voit.

La différence est subtile mais essentielle :

  • Capturer pour conserver : enfermement de l’instant.
  • Regarder pour être touché : ouverture à l’instant.

Être là, dans la sensation

Vivre pleinement l’instant, c’est oser ne pas l’attraper, mais le sentir.

Ne pas chercher à l’enfermer dans un souvenir ou une image, mais plonger dans l’expérience brute.

  • Sentir le sol sous nos pieds, la texture de chaque pas.
  • Écouter la vibration d’une voix, au-delà des mots.
  • Accueillir une émotion sans chercher à la nommer, la laisser danser en nous.

« Le seul moment où vous êtes réellement en vie est le moment présent. Ce n’est qu’en prêtant attention à ce qui se passe ici et maintenant que vous pouvez toucher la vraie profondeur de la vie. »
– Eckhart Tolle (Le Pouvoir du moment présent)

Lorsque nous sommes vraiment là, nous n’avons plus besoin de prouver que nous avons vécu quelque chose. L’instant se grave dans notre être, non comme un souvenir figé, mais comme une empreinte vivante qui continue de résonner en nous.

Laisser l’empreinte se déposer naturellement

Cela ne signifie pas qu’il ne faut jamais garder une trace, écrire, photographier, transmettre. Mais plutôt interroger d’où vient ce besoin :

  • Est-ce une peur de perdre, une volonté de contrôler le temps ?
  • Ou est-ce un prolongement naturel de ce qui s’est déposé en nous ?

Il y a une différence entre vouloir s’approprier et laisser une empreinte se déposer naturellement.

  • L’appropriation fige, enferme, retient. Elle transforme l’instant en un objet que l’on veut posséder.
  • L’empreinte naturelle se dépose sans effort. Ce qui a été pleinement vécu s’inscrit dans notre corps, dans notre respiration, dans notre manière d’être au monde.

« Où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. »
– Matthieu 6,21

Si notre trésor est dans l’instant vivant, c’est là que sera notre cœur. Si notre trésor est dans l’accumulation, nous courrons après des traces mortes.

Oser faire confiance au vivant

Et si nous faisions plus confiance à l’intelligence du vivant en nous ?

Si nous osions lâcher le besoin de conserver, pour entrer plus profondément dans le sentir, l’éprouver, l’habiter pleinement ?

Si nous osions croire que ce qui doit rester restera et que ce qui s’efface n’a pas besoin d’être retenu ?

« L’instant présent est toujours le point d’accès à un espace plus grand, à une conscience plus vaste. »
– Richard Moss (Le Mandala de l’Être)

Certains moments nous marquent à jamais, non parce que nous les avons gravés quelque part, mais parce qu’ils ont imprimé leur présence en nous, dans nos cellules, dans notre regard, dans notre manière d’aimer et d’être au monde.

Il n’y a rien à forcer. L’instant est un cadeau. Il n’a pas besoin d’être capturé pour exister.

Juste goûter ce qui est là… maintenant.

Nils Phildius, 17 février 2025

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